1. ECRITS SUR LE TRAVAIL DE STEPHANE DIREMSZIAN

"NEVERMORE" - Texte de Gilles VERNERET

"NEVERMORE"

La série de photographies "Corps érodés" de Stéphane Diremszian, pourrait aussi s’appeler « Nevermore », du nom d’un célèbre poème d’Edgar Allan Poe, car c’est bien de cette mythologie romantique de la putréfaction dont elle relève, et qu’elle célèbre à sa façon comme un long discours de funérailles, sans doute au corps même défendant de l’artiste.

Diremszian : consonances originelles d’Arménie, qu’il n’est pas anodin, ni déplacé de relier avec le génocide du début de siècle, d’horrible mémoire, que l’actualité ramène à la surface au seuil de l’intégration des Turcs dans la nouvelle Europe. D’ailleurs la famille du photographe, comme une majorité de ses compatriotes, avait émigré à cause du génocide dont elle était directement victime. Stéphane raconte « qu’elle faisait partie des colonnes de déportations qui marchaient dans le désert vers une destination inconnue et qui n’en était en fait pas une, le but étant de les faire disparaître. Mes grands parents, jeunes adolescents à l'époque, avaient réussi à s'enfuir de ces colonnes et à quitter le pays, échappant au génocide... » Témoignage indirect et partiellement conscient de cette Arménie qui saigne encore dans la mémoire vivante y compris de ses artistes…

Plus que d’érosion des corps, nous assistons à leur putréfaction, dans ces photographies pourtant pudiques ; à la ré exhumation de toutes ces jeunes femmes et jeunes hommes fauchés dans la fleur de la jeunesse et de leur beauté. Si belles, leurs seins et ventres plantureux marqués du sceau de la pierre tombale de sinistre retouche que Stéphane Diremszian se permet de retoucher, lui, du regard numérisé et délicat, afin de nous convier à ce voyage imaginaire du passé, où des décors transplantés ressuscitent ces traces mortes et glacées. Chaque image se positionne dans la rétine, décrivant des motifs funéraires de marbre argentique tel ces monuments aux morts plastiques et pompeux. Couronnes de lauriers, lézardes et roses de pierre déchirent les chairs palpitantes, orangées ou vertes de la moisissure de la décomposition ; flirtant sans cesse avec l’érotisme sous-jacent de la petite mort, ici non usurpée, associée traditionnellement à l’orgasme. Car les positions des modèles, extrêmes et sensuelles dont les visages sont coupés pour préserver l’anonymat des défunts, oscillent entre l’extase de plaisir ou de l’agonie. Ecrasées sous les lettres d’épitaphe : l’une d’elle dit « DECEDE », on aurait presque déchiffré : « décidée » ; « décidée » encore à vivre par delà le génocide. « Nevermore » jamais plus le massacre, la mort… L’autre empoigne si fort ses deux seins et s’y accroche si désespérément, comme pour les écarteler, qu’elle semble les déchirer afin d’ouvrir ce ventre mort et le vider des entrailles de ce cri jamais apaisé. L’autre encore, toujours plus belle que la précédente, de l’éclat des vierges de vingt ans, tient ses hanches comme pour conjurer la déchirure dans son dos qui la menace d’être tranchée en deux. La dernière enfin : aux fesses si fines et pourtant charnues, dévoile impudiquement, son corps rosé, comme pour cacher encore un instant tenu en bride, la blessure déliquescente et pustuleuse de plâtre éventré, comme un charnier corporel qui mange peu à peu sa chair : horrible gangrène où le mot « MEMOIRE » trône comme pour accréditer tout le discours.

De vieux cadres dorés avec des photos jaunies d’enfant en robe de communiantes tentent dérisoirement de conserver l’ensemble dans une posture de mémoire tranquille, auprès de morceaux de tapisseries fleuries décollées et délavées, celles des albums enfouis dans les commodes de ces vieilles maisons du début de siècle, mais c’est peine perdue…

Tous ses signes deviennent des épitaphes corporelles, vidées de leur sang, à la fois excitantes et répugnantes, horrifiantes et attirantes, un vrai cocktail de mort et de sexe mêlés, délivrés par ces fantômes, d’illusions séductrices assoiffées d’éternité, vampires de nos désirs inavoués et enfantins.

La mort de « Nevermore » occupe bien, ces images jusqu’à l’intolérable et surtout l’indicible, le désir voudrait se dilater mais retombe bien vite dans le sanglot contenu de l’arrière gorge. Si ces jeunes femmes sont encore désirables, ce n’est que dans le songe, car le cauchemar déjà recouvre leurs corps et ce n’est pas le reflet plasticien des compositions du photographe, parfois presque jolies, qui distraira le propos. Au contraire il fait se catapulter deux mondes dans la rencontre superposée entre deux histoires, deux images, celui de la mort et de la vie, de la chair et de la vie. Et parfois son propre visage apparaît douloureux et grave, parfois dans le portrait d’un enfant qu’il a été, ou d’un de ceux qui n’a pas pu grandir comme pour confirmer qu’il parle d’une histoire personnelle, intérieure, de l’histoire morbide de tout un peuple.

Et pour faire le deuil d’une mémoire déchirée, Stéphane Diremszian nous livre ces fantômes de l’inconscient. C.G.Jung parlait justement en ce début de siècle de la notion « d’inconscient collectif » qui habite l’âme de chaque citoyen d’un peuple, qui le porte en lui, comme un terreau et qui explique les souffrances et les névroses que supportent parfois si douloureusement les descendants des martyrs. Pour faire le deuil, l’artiste plonge dans sa sensibilité qui frémit et reconstitue les images sensuelles de ce que furent les paysages d’Arménie, traversés de rires et de danses, de ces générations fauchés comme les blés, de ces belles jeunes filles et de ces beaux gars à marier, dont la vie amoureuse fut irrémédiablement scellée dans la pierre de l’oubli. Il y’a plus de cent ans, aussi, sur un autre territoire un poète américain chantait sa peine infinie de sa mère perdue et l’intérêt des photographies de Stéphane Diremszian réside avant tout dans ce constat à fleur de peau, c’est la moindre des choses qu’on leur réclame afin de ne pas sombrer dans la boue post gothique des délires néo-sataniques actuels…

Gilles Verneret, directeur de la galerie Le Bleu du Ciel, Lyon.


LE CORPS ET LA PIERRE

Mon travail photographique a toujours eu pour point de départ le corps et la pierre, deux éléments récurrents dans mes images depuis maintenant plusieurs années. Deux sujets totalement différents au premier abord, mais que j’ai eu envie de relier par un nouvel élément qui me paraît commun aux deux : la mémoire. Le corps a une mémoire, à court terme : il marque la mémoire d’une vie vécue. Au point d’origine, le corps est le même pour tous, cependant chacun de nous est constitué d’une somme de détails, ceux-la même (la couleur des yeux, des cheveux, de la peau…) qui créent l’unicité. Personnellement, je ne conçois l’unicité que par l’intériorité propre aux corps. Chacun de nos corps est indissociable d’une conscience, d’une vie intérieure qui crée une certaine unicité à l’échelle de la vie humaine ; nos esprits ont suivi une certaine orientation, dans leur évolution et leur soif d’apprendre, par différentes expériences. Une certaine unicité de l’esprit se forme ainsi par une interprétation différente de ces expériences vécues.

Mais le corps s’érode, vieillit, accuse l’assaut du temps. La pierre, elle, traverse le temps et les âges. Elle ne dure pas que le temps d’une vie, mais perdure, voit passer des multitudes de vies, comme une sorte de regard témoin, le support d’une mémoire collective. L’homme par le biais de la religion, de la politique, de l’art…cherche à s’inscrire dans la pierre, à perdurer comme elle (les tables de la loi, les pierres tombales, la statuaire antique, les bas-reliefs, …), il cherche toujours à rester présent, comme attaché à un lieu, à une époque, et à laisser la trace de ce présent.

Passé ou futur ? Une image photographique se range du coté des images exactes, mais de ce point de départ j’aimerais parvenir à des débordements sur des images intérieures, retrouver à l’extérieure une sorte de reflet de ce qui est à l’intérieur de moi, de nous. Je souhaite créer des images impermanentes : apparaissent-elles ?, disparaissent-elles ?, à chacun de le définir ; des représentations du corps qui arrêtent le regard et permettent une observation, sans s’y attacher, de formes qui apparaissent (ou disparaissent…) et dont le spectateur est pleinement conscient. Quelles que soient les formes qui apparaissent, le spectateur doit les considérer extérieurement par l’œil et intérieurement par la pensée.

Je cherche à mettre en image la part invisible de l’être en illustrant l’effet des sentiments et des émotions sur et par le corps humain. Mes images parlent du rapport que nous entretenons avec d’une part, ce qu’il y a de plus personnel et privé, le corps, et, d’autre part, ce qui nous dépasse par la grandeur, la nature. De part leur charge métaphorique mes photographies agissent comme des débordements sur le monde de l’inconscient.

Stéphane DIREMSZIAN


LA SURIMPRESSION

Par la surimpression j'ai envie de brouiller la perception du spectateur et lui faire oublier les connotations "culturelles" habituelles. Le corps nu n'a ainsi plus la simple connotation de nudité, d'érotisme… il n'est plus le simple vecteur de charme. L'image de pierre n'est plus la simple traduction d'une certaine matière confrontée au goût du spectateur. La confrontation des deux images en crée une nouvelle, et cette nouvelle image m'appartient en tant que résultat de choix personnels.

De par mon action le spectateur a l'obligation d'un nouveau regard sur ces deux médiums. L'image crée a une intention, on ne peut désormais voir le corps qu'inscrit dans la pierre et vice-versa, ce qui crée une certaine LECTURE dans mes images. Bien évidemment de nouvelles connotations symboliques apparaissent dans l'esprit du spectateur, mais je conçois celles-ci comme moins immédiates. Il n'y a plus d'EVIDENCE. Il ne s'agit plus de matière ou de nudité à l'état brut. Il s'agit d'un effort de compréhension de l'image par un individu qui y ajoute une INTERPRETATION personnelle. Je ne sais pas s'il rejoindra mes images mentales, mais il y adjoindra les siennes ; à chacun son vécu pour ainsi dire. Après une tentative d'extériorisation de mes visions inconscientes je ne peux obliger l'esprit qui regarde à assimiler clairement celles-ci, je ne peux que l'orienter sur une voie. Je souhaite que le spectateur quitte les sentiers symboliques préétablis. Dans mes images les corps n'ont plus la netteté de sens intrinsèque à des images de charme. Les seins, les membres, les fesses, … ne sont plus tels quels, laissées à l'appréciation du goût de chacun, ils sont perturbés par une matière…et la matière a pris forme humaine. Cette combinaison d'éléments réfute le simple plaisir de l'œil. La perception du corps se fait en dehors des canons de la beauté, il devient AUTRE CHOSE, et cet autre chose n'est pas immédiatement définissable. Il reste désormais des indices, des TRACES de ce qu'ont été les deux images avant leur imbrication. Ce nouveau questionnement de sens a pour but l'allongement de la durée de l'interprétation, la remise en questions de l'immédiateté. La matérialisation d'une image inconsciente ne peut être d'une approche immédiate, elle a besoin d'un rapprochement avec d'autres images mentales issues d'autres inconscients.

Stéphane DIREMSZIAN

IMAGES DE CORPS

Une envie d'images, de corps – corps nus. Pourquoi dénudés ? Je n'en connaît pas la raison profonde... ce serait très certainement pour l'immédiateté, pour voir la peau, pour voir tous les détails non-immediatement accessibles, le grain, les plis, les seins, les épaules, les fesses, le ventre… que sais-je… regarder, contempler, épier peut-être. Oui, épier, découvrir quelque chose qui ne saurait être vu par l'ensemble. Voir le détail, la chose qui fait l'unique de chacun.

JE SOUHAITERAIS ETRE L'INTIME, celui qui a vu, celui qui met en valeur ; celui qui a su fixer le moment d'une intimité sacrée. La personne en face de moi « se met à nu » et j'aimerais me mettre, à mon tour, à nu dans ma production d'images issue de cette « communion ».

Un secret entre nous dont on ne dévoile que les images, ne trahissant que l'aspect visible de l'émotion ; Me montrer, moi, ou ce que j'ai vu. Faire DES IMAGES DE L'INTIME ET RECREER UNE INTIMITE.

Je ne souhaite pas entrer dans l'intimité des gens mais avoir une intimité avec eux, partager un moment de complicité, un moment de confiance absolu, un moment d'éternité, unique et indestructible. Ce moment, peut-être est-il unique à jamais, jamais « re-vivable », mais il a été présent, initiateur d'une joie profonde, ponctué par des images. Ces images deviennent, deviendront, une source de joie, de peine assurément, d'un MOMENT DECISIF. Ce moment est peut-être dur à vivre, fort ; la preuve d'une confiance entre deux personnes. Une COMPLICITE. Il s'agit d'entrer dans un autre monde peut-être pour voir ce que j'aimerais voir en moi, faire sortir ces choses inconscientes, latentes, que je n'ose peut-être pas montrer directement. Est-ce que je sais seulement d'ou viennent ces IMAGES INCONSCIENTES que je souhaite sortir de moi ? Les images que je cherche sont donc le support d'une extériorisation. Dire, en montrant, ce que je suis, intimement, profondément. MES RACINES INCONSCIENTES. Une FRANCHISE DES IMAGES D'UN INCONSCIENT PUDIQUE qui se borne à exprimer de timides sentiments entrecoupés de lucides instants de complicité. Tout est à l'intérieur et le trop plein en ressort par tendresse, par rage… par images photographiques. Ces images que je provoque n'ont pas de temps inscrit. C'est le temps de la photo, le caractère intemporel de SENSATIONS ; car seules les extériorisations de mes sensations peuvent se retrouver en images, elles sont produites par une combinaison d'éléments et provoque un résultat, souvent innommable et donc imagé. Le corps parle, s'exprime, et la transcription de mon regard sur ce corps fera s'exprimer à son tour mon inconscient. L'extériorisation par images d'un corps nu dont j'ai été l'intime ne peut se faire, implicitement, que par la simple retranscription du réel. Du fait de ma personnalité ce corps se mêle à une multitude d'images mentales personnelles. L'unicité de la nudité se brouille du fait de MON INTIME ; celui-ci joue avec la réalité et manipule inconsciemment les perceptions.

En éliminant la perspective et les points de référence il devient difficile pour le spectateur de situer l'espace et le temps créant ainsi un moment d'interrogation et de doute sur sa compréhension de la réalité dans l'image. Le sujet photographié et sa signification disparaissent de l'imagerie pour un bref instant, le temps de devenir symboles et de suggérer un état intemporel. La surimpression prend sa source dans le monde mental. Elle reflète, comme lui, la simultanéité des pensées. Les images ainsi produites, addition de deux images, restitue des fragments de ce qui n'a pas changé et tendent vers une nouvelle continuité se rapprochant de mes images intérieures. L'image vient de surgir et de naître avec ses deux composantes, et déjà s'amorce sa décomposition, image offerte à l'usure du temps, l'érosion, la décomposition corporelle. L'image montre et efface ce qu'elle montre simultanément, tandis qu'elle même est à la fois évidente et évanescente.

Stéphane DIREMSZIAN